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À peine débarqué de l’avion et sans prendre le temps de passer dans son appartement de Stockholm, Kersten alla chez Gunther et lui fit son rapport. Himmler, dit le docteur, informait le gouvernement suédois qu’il pouvait se mettre en relation avec la Gestapo afin de réunir les internés Scandinaves en un seul camp et qu’il aurait liberté entière pour assurer le transport de ces prisonniers. Le Reichsführer avait déjà donné l’ordre à ses services d’apporter tout leur concours aux représentants de la Suède dans l’exercice de leur mission. Ces nouvelles comblèrent Gunther.
— Vous avez fait un travail énorme, dit-il à Kersten. Je vais en parler au prochain Conseil des ministres et sa réponse, vous pouvez en être certain, sera hautement favorable au message que vous apportez. Le pays n’épargnera ni les efforts, ni l’argent, pour aider les prisonniers des camps de concentration. Je vous reverrai aussitôt après le Nouvel An.
Les fêtes hivernales, dans les pays du Nord, ont une intimité, une douceur, une poésie qui tiennent des enchantements de l’enfance. Kersten les savoura doucement, douillettement, en famille. Et il eut le plaisir profond d’accueillir à son foyer, pour ces nuits de liesse paisible, son vieil ami Kivimoki et sa femme qui, par le jeu des conventions diplomatiques, avaient été relâchés d’Allemagne.
Mais à l’orée du 1er janvier 1945 et tandis que crépitaient les bûches et se levaient les verres et résonnaient les rires, Kersten connut un instant d’angoisse. L’Allemagne hitlérienne entrait en agonie. L’offensive des Ardennes n’avait été qu’un feu de paille. Les armées alliées, maintenant, bordaient le Rhin, avaient lancé des têtes de pont. Et l’avalanche russe roulait de Pologne en Roumanie, en Hongrie, en Autriche, en Prusse-Orientale. Dans les convulsions suprêmes, quel destin allait apporter l’année nouvelle aux millions d’internés ? De quelles fureurs sauvages les nazis ne seraient-ils pas capables quand sonnerait leur dernière heure ? Et lui-même, où serait-il, que deviendrait-il alors ?…
Les fêtes passées, Gunther dit au docteur :
— Le gouvernement suédois a décidé de réunir les autobus nécessaires au transport des prisonniers et de les envoyer en Allemagne.
Kersten téléphona ces nouvelles au Reichsführer et obtint sans difficulté son accord. Himmler, même, lui dit qu’il avait désigné le lieu de rassemblement pour les internés Scandinaves : le camp de Neuengamme, près de Hambourg.
Mais il fallut, en Suède et en Allemagne, un mois de préparatifs, de négociations, de correspondance de service à service, pour passer à une démarche officielle. Ce fut le 5 février seulement que Gunther dit à Kersten :
— Le comte Bernadotte, vice-président de la Croix-Rouge, est chargé de la colonne d’autobus. Mais avant d’entreprendre quoi que ce soit, Bernadotte doit se rendre à Berlin pour discuter les détails techniques. Il serait essentiel qu’il puisse le faire avec le Reichsführer personnellement. Et aussi qu’il reçoive un accueil amical des chefs de la Gestapo. Voulez-vous annoncer Bernadotte à Himmler ?
Kersten demanda au baron Van Nagel de servir de témoin à sa conversation, lui passa l’un des écouteurs du téléphone et appela le Reichsführer à son Q.G. Himmler n’y était pas. Le docteur alors parla à Brandt. Celui-ci se montra heureux d’apprendre que le convoi suédois se formait et que le dessein pour lequel il aidait Kersten depuis si longtemps allait enfin aboutir. Il promit de transmettre et d’appuyer de toutes ses forces la requête du docteur.
Le même soir, Brandt téléphonait à Kersten :
— Himmler est prêt à recevoir amicalement Bernadotte et vous prie de l’assurer qu’il tiendra tous les accords qu’il a passés avec vous.
Le 19 février, Bernadotte prit l’avion pour Berlin. Selon le protocole et les règles hiérarchiques, l’ambassadeur suédois en Allemagne l’annonça à Kaltenbrunner qui l’annonça à Himmler.
Le vice-président de la Croix-Rouge conféra deux heures avec le Reichsführer en présence de Schellenberg. À l’issue de cet entretien, Himmler confirma à Bernadotte ce qu’il avait promis à Kersten.
Les internés scandinaves seraient rassemblés dans un seul camp, celui de Neuengamme.
Les prisonniers qui avaient été libérés pour faire plaisir à Kersten, la Suède pouvait les recueillir immédiatement.